Madiba, jeudi dernier, au terme de 95 années d’une vie résolue et entière, tu t’en es allé et le monde t’a pleuré. Je dois admettre que l’émotion déployée par les hommes et les femmes du monde entier pour témoigner de leur affliction m’intrigue tant par son abondance que par sa fortuité, mais aussi son opportunisme.
Où sont-ils tous ces hommes et ces femmes, ces dirigeants et experts, ces éminences et autorités lorsque le cruel se donne en spectacle, lorsque la terreur vole les vedettes ici et là? Les voilà tous aujourd’hui qui te dressent en saint, en mythe, en icône inaccessible. Lorsque je t’imaginais vrai et concret, lorsque tu étais parmi nous, un homme politique du 20è siècle, avec ses convictions et ses combats, ne voilà-t-il pas que ces pseudos garants des morales manquent de t’exhiber et de te transfigurer en messie atemporel, risquant, à leur avantage, de persuader quiconque que ton oeuvre était inhumaine, risquant de museler toute intention franche de te ressembler.
Alors je regrette, je regrette de ne t’avoir connu de mes yeux, de mes paumes. Je regrette que tu ne me sois accessible qu’au travers de dires épars des autres, de vidéos conventionnelles et empruntées, d’images numériques innombrables et d’articles de journaux télégraphiques. J’aurais tellement aimé moi aussi saisir, agripper même, le réel de ta présence et de ta magnificence. J’aurais voulu moi aussi parler comme eux et te savoir parmi les hommes. J’aurais voulu te détacher de mon imaginaire pour te rétrograder allègrement dans l’histoire tangible de ma vie.
Tu es le dernier homme illustre du 20è siècle et il n’est actuellement pas d’autre homme de ton acabit qui soit advenu. Ta disparition creuse alors comme le sillon d’un gouffre pour l’humanité en constant égarement. Les anges t’ont emporté pour laisser un vide créant la crainte et la méfiance pour nous autres ici-bas, comme à l’expectative d’un déluge à s’abattre sur les orphelins et laissés pour compte que nous sommes.
Tu as été l’exemple vivant de la bonté extraordinaire et de l’amour de l’autre, un amour au pouvoir de métamorphose. Je repense à ces 27 ans que tu as passés en prison. Que dis-je? Comment puis-je “repenser”? Au contraire, j’essaie d’imaginer ces 27 ans, de prendre la mesure de leur durée, je les compte, mais en vain. 27 ans, “vingt-sept ans”, le combat de toute une vie. “Ving-sept ans”, les mots raisonnent, et raisonnent encore comme un diapason, l’écho de ces deux chiffres est retentissant. Pourtant, il m’est impossible d’en faire la somme finie. Cette durée que tu as parcourue jour par jour, minute par minute – on peut prononcer ses mots mille fois, “vingt-sept ans”, les frapper à l’instrument de notre langue, les faire claquer, les asséner au vent, cette durée que tu as parcourue reste impénétrable au commun des mortels.
Alors, les orgueilleux qui ne saisissent pas t’affublent d’une personnalité “complexe”. Je n’aime pas ce procès que l’on te fait. Je désapprouve et le trouve injuste. Les hommes les plus illustres ne sont-ils pas les plus simples? En quoi des hommes s’illustrant par la constance et la droiture de leur combat sont-ils complexes? Jésus était-il un homme complexe? Ces donneurs de leçons qui te qualifient de la sorte sans le savoir ont déjà abandonné. Tout ce que tu as entrepris à bâtir, ils œuvrent aveuglément à l’entailler. Ton message était pourtant simple, limpide, une collection soigneuse de principes élémentaires de vie dans un monde rendu complexe par la voracité des hommes.
Et ce sont ces mêmes donneurs de leçons qui malheureusement jouent les hypocrites et les opportunistes à l’annonce de ton décès. Ces pourfendeurs de l’ANC, ton parti, et défenseurs du régime de l’apartheid dans les années 80, sont les mêmes qui s’étouffent en flagornerie devant ton cercueil aujourd’hui. Mais qu’importe, devons-nous les blâmer? Après tout, je vois l’hypocrisie comme une autre forme de lapsus. Elle révèle nos contradictions morales et témoigne du fait que nos convictions intérieures chancellent. J’en conclus donc que devant la schizophrénie, l’hypocrisie de l’hypocrite doit surement lui être thérapeutique.
Madiba, Tata, tu es parti et je ne vais pas pleurer. Non. Je vais célébrer, célébrer ce parcours, ce don que tu nous as fait de ton existence modèle. Mais surtout, je vais craindre, craindre que le temps ne t’oublie, que les décennies ne s’accumulent sur ton souvenir et ne l’encombrent. Je vais tout faire, m’employer à ce que mes enfants sachent, mes petits-enfants admirent et mes arrières petits-enfants emboîtent le pas. C’est ma promesse à toi, ange nouveau parmi les anges.